
Un Article de Benoît CARON,
directeur de Kiné-Formations.
Introduction
Récemment, au cours d’une formation de crochetage animée par Jean-Yves Vandewalle, dédiée entre autre à l’anatomie palpatoire, un échange m’a marqué. J’ai cité la formule d’Alfred Korzybski — « la carte n’est pas le territoire ». Un stagiaire m’a aussitôt répondu : « Je connais cette phrase » en sortant de son sac l’intégrale d’A. E. van Vogt, Le Monde des Ā (couramment appelé « le monde des non-A »), où il l’avait découverte. De cette coïncidence est née l’idée de l’article qui suit : montrer, pour des kinésithérapeutes, en quoi l’anatomie apprise (la « carte ») éclaire mais ne remplace jamais l’anatomie palpée au contact du patient (le « territoire »), et comment cette distinction – issue de la sémantique générale – peut renforcer notre raisonnement clinique et nos gestes en thérapie manuelle.
L’anatomie « carte » vs l’anatomie « territoire »
Korzybski rappelait que toute représentation est une abstraction : utile, mais distincte du réel. Une carte peut être pertinente si sa structure « ressemble » à celle du territoire, sans jamais s’y confondre. Transposé à la clinique : les planches anatomiques (la carte) guident l’examen, mais vos mains rencontrent des tissus vivants, variables, douloureux, plastiques (le territoire). C’est précisément l’écart entre les deux qui fait votre métier.
1) Le territoire est variable : l’anatomie humaine n’est pas un moule unique
Les variations anatomiques (muscles accessoires, trajets nerveux atypiques, rapports vasculo-nerveux différents) sont fréquentes et parfois cliniquement déterminantes (ex. compressions du nerf dans le membre inférieur ou variantes des nerfs du membre supérieur). Cette diversité explique que la localisation « idéale » d’un repère ne coïncide pas toujours avec ce que vous palpez chez un patient donné.
2) Le territoire change au fil du temps : plasticité somatosensorielle et cartes corporelles
Votre palpation interfère avec des systèmes perceptifs plastiques : la discrimination tactile s’améliore avec l’entraînement, et la représentation corticale (S1) peut se remanier ; à l’inverse, des douleurs chroniques s’accompagnent d’altérations de l’acuité tactile et de la cartographie somatosensorielle. La littérature distingue aussi « schéma corporel » (représentation sensorimotrice implicite) et « image du corps » (représentation perceptivo-cognitive), utiles pour comprendre certaines discordances entre ce que « dit » la main et ce que « ressent » le patient.
3) Les cartes palpatoires ont des marges d’erreur : fiabilité/validité ≠ 100 %
Les revues systématiques sur la palpation vertébrale montrent des résultats hétérogènes : la fidélité inter-examinateurs est souvent faible à modérée selon la structure/technique, avec des exceptions ponctuelles (ex. certains repères cervicaux). En bas du dos, validité et fiabilité varient selon que l’on palpe la douleur, la mobilité ou un repère osseux.
Traduction pratique : il faut combiner palpation, tests fonctionnels et raisonnement clinique plutôt que de s’appuyer sur un seul « signal » manuel.
4) Les tissus n’agissent pas isolément : continuité myofasciale
La force se transmet le long des chaînes myofasciales ; ce que vous palpez à un site peut refléter des contraintes à distance. La « carte » segmentaire simplifie, mais le « territoire » mécanique est interconnecté : utile pour interpréter des tensions non localisées au siège des symptômes.
5) La perception est prédictive : ce que l’on attend influence ce que l’on perçoit
Les modèles « predictive processing » appliqués à la douleur et à la perception rappellent que le cerveau compare en permanence ses prédictions aux afférences. En pratique, vos attentes (priming par la carte) et celles du patient modulent le vécu palpatoire (douleur, rigidité, menace perçue). D’où l’intérêt d’un langage neutre, d’hypothèses testables et d’une réévaluation systématique.
Conséquences cliniques (principes concrets)
1) Partir de la carte, accepter l’écart. Servez-vous des atlas pour cibler et nommer, mais documentez explicitement les variations rencontrées : asymétries, épaisseurs, déplacements relatifs, douleur provoquée vs spontanée. C’est l’écart carte-territoire qui oriente l’hypothèse.
2) Trianguler les indices. Croisez palpation, tests actifs/passifs, auto-rapports, imagerie si nécessaire ; évitez les décisions fondées sur un seul repère douloureux ou une seule « hypomobilité ». La littérature sur fiabilité/validité soutient l’approche multimodale.
3) Standardiser ce qui peut l’être. Pour améliorer la fidélité : protocoles de localisation (repères métriques, angles de main, positionnement du patient), calibration de la pression (échelle subjective + pratique au dynamomètre si disponible), et formations avec feedback (y compris vidéo/échographie quand accessible). Certaines localisations cervicales montrent une excellente reproductibilité si la procédure est rigoureuse.
4) Intégrer la continuité fasciale. Interprétez une tension locale en tenant compte des chaînes myofasciales ; explorez en « amont » et en « aval » plutôt que de traiter un segment isolé.
5) Former la main… et le cerveau. Programmez un entraînement perceptif : discrimination à deux points, gradients de texture/fermeté, « blind tests » entre pairs, révisions fréquentes sur sujets variés. Les données sur l’entraînement somatosensoriel et la plasticité soutiennent des gains mesurables.
6) Adapter la communication. Expliquer au patient que l’évaluation est itérative : on démarre avec une « carte » (vos connaissances), puis on l’améliore à partir de ce que révèle le « territoire » (sa présentation clinique). Cette psycho-éducation réduit les attentes irréalistes et le catastrophisme.

Encadré : protocole minimal d’examen palpatoire « non-confusion carte/territoire »
- Hypothèse ouverte (2–3 pistes compatibles avec l’anamnèse).
- Repérage guidé par l’atlas, noté avec incertitude (± mm/segment).
- Tests convergents (douleur provoquée, mobilité, reproduction des symptômes, effet de charge).
- Élargissement fascial (palper segments adjacents/chaînes).
- Contre-tests (ce qui infirme l’hypothèse).
- Intervention d’épreuve (technique douce, dose minimale) + réévaluation immédiate.
- Itération : la carte clinique est mise à jour en fonction des réponses observées (y compris des réponses non attendues).

Conclusion
En sémantique générale, confondre la carte et le territoire est une erreur de catégorie. En kinésithérapie, confondre l’anatomie apprise (statique, moyenne) avec l’anatomie palpée (vivante, variable, plastique) expose aux faux-positifs, aux faux-négatifs et aux sur-interprétations. La solution n’est pas de renoncer aux cartes, mais d’en cultiver l’usage critique : multiplier les indices, standardiser les gestes, accepter la variabilité, expliquer l’incertitude, et réviser en boucle à mesure que le patient vous « donne » son territoire.
Podcast
Tableau blanc
Références (sélection)
- Korzybski A. Science and Sanity (concept « map/territory » ; rappel et contexte). Wikipédia+1
- Nolet PS, et al. Reliability and validity of manual palpation for the assessment of low back pain (revue systématique). BioMed Central
- Walker BF, et al. Interrater reliability of motion palpation in the thoracic spine. PMC
- Robinson R, et al. Reliability/validity d’une palpation lombaire spécifique. ScienceDirect
- Alexander N, et al. Validity of lumbo-pelvic landmark palpation (validité sous-seuil). ScienceDirect
- Ferreira APA, et al. Interrater agreement of C1 transverse process palpation (excellente fiabilité avec protocole strict). ScienceDirect
- Krause F, et al. Intermuscular force transmission along myofascial chains (revue). PMC
- Wilke J, et al. Fascia: not merely a packing organ (revue). Physiology Journals
- Sattin D, et al. An overview of body schema and body image (revue). PMC
- de Vignemont F. Body schema and body image — pros and cons. ScienceDirect
- Wong M, et al. Tactile spatial acuity improves with training. PMC
- Sasaki R, et al. Somatosensory training: systematic review and meta-analysis (2025). BioMed Central
- Kim H, et al. Reduced tactile acuity in chronic low back pain with S1 changes. ScienceDirect
- Moseley GL. Fifteen years of Explaining Pain (pédagogie de la douleur). ScienceDirect
- Valenzuela-Fuenzalida JJ, et al. Anatomical variants & nerve compressions (LL). PMC
- Schwabl C, et al. Upper limb nerve variants. PMC











